Pierre Paulin has left the story

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J
’apprends la mort de Pierre Paulin. J’utilise le terme de "mort" parce que celui de décès serait trop lisse pour marquer ma nostalgie. Pierre Paulin était d’abord un homme élégant. Un mélange de rigueur, de délicatesse et de mépris. Il a vécu une partie de sa carrière dans un désert, bousculé par la vague des années 90, Starck, cette suffisance qui a marqué l’époque et qui ne laissera derrière elle qu’une seule idée forte, la popularisation du design (ce qui n’est pas une mince affaire). Bien qu’il ait passé sa vie à s’en défendre, Pierre Paulin était un artiste, donc un révolutionnaire, il a tout simplement changé notre rapport à l’objet comme Picasso notre rapport à la peinture. Il l’a fait en toute humilité, avec lenteur, précision.

Le design est-il un art ? Non, a priori, le design est une recherche d’harmonie entre la forme et la fonction, un travail d’artisan qui vise d’abord à satisfaire l’utilisation, un siège est fait pour s’asseoir. Mais Pierre Paulin, au-delà du travail obscur sur les structures, les tissus et les boulons, nous a livré des morceaux de poésie à la manière d’un Bach ou d’un Mozart, avec intransigeance, "sans s’obliger à rajouter un peu d’esbroufe, à gonfler un peu la ligne pour flatter les gens", disait-il.

Pierre Paulin cherchait la "justesse" plutôt que "l’effet". Comme un écrivain cherche la phrase "juste". Je m’arrêterai toujours devant un siège Mushroom, un Ribon, ou un orange slice, comme je m’arrête sur une phrase de Proust. Seulement pour rêver. Imaginer un monde plus vrai, plus harmonieux. Pierre Paulin n’était pas un styliste comme plupart des designers qui produisent des "objets pour rien, qui hurlent pour qu’on les remarque". Si le design n’est pas un art, il a su, avec quelques-uns de ses contemporains comme Charles Eames ou Werner Panton, bousculer la frontière et insuffler ce complément d’âme qui fait d’un siège une œuvre. (J’imagine sa colère s’il lisait cette phrase).

J’ai connu Pierre au sein de l’agence ADSA, une agence de design qui abritait aussi Roger Talon et dont le président était psychanalyste. C’était le début de la relation incestueuse entre le design et la communication. Nous flirtions avec les agences de pub et nous en étions très fiers. Le design a aujourd’hui a retrouvé sa juste place (en théorie) dans un ensemble plus vaste, plus réaliste, une approche socioculturelle de l’entreprise à travers le branding. Il y avait à l’époque une sorte d’aura et de mystère autour du terme de design management, la sémiologie était une religion réservée à quelques spécialistes que les clients payaient très chers. Si Pierre fut embarqué dans cette aventure, cette sorte de "contorsion" à la française, il n’adhérait à la démarche que par obligation, le packaging ou l’identité n’étaient pas dans ses cordes ni ses papiers. Pas plus d’ailleurs qu’il ne voyait l’espace en architecture intérieure. Il travaillait les aménagements comme des objets. Sa force était sans aucun doute dans la matière.

Nous avions ces discussions interminables où nous parlions de toutes sortes de sujets sauf de design, plutôt d’opéra, de musique, de politique. Pierre semblait déconnecté, il rentrait dans les projets à travers la musique, la sculpture, la politique. J’étais fasciné. Mais j’avoue ne pas avoir toujours compris à cette époque sa profondeur. Maintenant seulement, avec la maturité, je perçois ce qu’il voulait nous dire. Et je regrette. Pierre était aussi un homme follement orgueilleux.

Pierre has left the story, discrètement il a quitté l’histoire et au-delà des morceaux de poésie qu’il nous a laissés, je voudrais rendre hommage, avec délicatesse, à son pouvoir de transmission, une transmission pudique, écorchée, souterraine, au compte-gouttes, l’écoute, l’observation. Et peut-être lui dois-je cette conviction. Que la force d’une marque réside dans sa "justesse" plutôt que dans sa "séduction".


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