Harcélement moral : Jérôme Kerviel aurait-il pu gagner un procès aux Prud’hommes contre la Société Générale?

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Sorti perdant de son marathon judiciaire en correctionnelle  avec 5 ans de prison dont trois fermes et des dommages-intérêts inédits, Jérôme Kerviel aurait-il pu inverser le cours de l’histoire en choisissant d’assigner la SocGen[1] aux prud’hommes ?

Une hypothèse d’école, pas si sûr…

Pour quel motif, me direz-vous ? En feuilletant le Code du travail et quelques jurisprudences de la Cour de Cassation, le harcèlement moral s’est imposé de lui-même. Hypothèse d’école me direz-vous ? Et pourquoi pas ? Imaginons un instant que les prud’hommes saisis par le salarié licencié aient jugé opportun de prendre en  considération les conditions de travail très « particulières » imposées aux traders, les faits reprochés à Jérôme Kerviel n’apparaîtraient-ils pas  sous un jour nettement moins défavorable pour lui ?

Les délits sanctionnés, « abus de confiance, faux et usage de faux, introduction frauduleuse de données dans un système informatique », se transformeraient alors en  simples « conséquences » d’un harcèlement moral dont la perte de repères est l’une des principales manifestations chez la victime?  L’ex-trader n’a-t-il pas admis avoir perdu le sens des réalités, aspiré par la folle spirale des salles des marchés ?

Jérôme Kerviel seul face à sa névrose

Le Code du Travail précise que «  le harcèlement moral se manifeste par des agissements répétés, qui ont pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de travail susceptible de porter atteinte aux droits du salarié au travail et à sa dignité, d'altérer sa santé physique et mentale  ou de compromettre son avenir professionnel».

Et les conséquences du harcèlement moral sont multiples. La plus commune consiste en une détérioration de la santé mentale de la victime. L’état dépressif est l’un des troubles les plus fréquents. Il se manifeste de manière permanente par une humeur triste, un accroissement de l’angoisse et du  stress.  Ainsi, la conséquence du harcèlement moral est avant tout une pathologie de la solitude, de l’isolement, qui renforce la souffrance.

Un processus particulier où une personne devient ce qu’on lui reproche d’être.

Il a été observé que 40 % des personnes qui ont été le plus fréquemment harcelées, ont tenté de se suicider. Dans le cas de Jérôme Kerviel, des prises de position irraisonnées sur les marchés financiers et le souci de les dissimuler relèvent d’une attitude suicidaire. N’a-t-il pas déclaré : « Comme Icare j’avais le sentiment d’être aussi proche du soleil que de la chute[2] » ?

Enfin l’entreprise peut également supporter des coûts indirects qui sont essentiellement dues à une détérioration de son image et de sa  réputation, ce qui peut amener certains de ses clients et fournisseurs à s’en détourner au profit d’autres, ce qui peut compromettre à son tour  la survie de l’entreprise sur le marché.  C’est le combat mené sur tous les fronts par la Société Générale et dont elle a gagné la première manche avec le jugement en correctionnelle.

Le harcélement moral est répréhensible, qu'il soit le fait de l'employeur, d’un supérieur hiérarchique ou entre collègues. Devant le conseil des prud’hommes, Jérôme Kerviel aurait pu stigmatiser  la pression quotidienne exercée sur lui  par sa hiérarchie et le peu de considération dans les formes (au moment du relevé de compteur quotidien son supérieur hiérarchique le compare à une « gagneuse »).  Même la faiblesse des contrôles (constatée par la COB[3]) pourrait être interprétée comme une forme subtile de violence puisque le trader privé de cadre, donc de limites,  éprouve un dangereux sentiment d’impunité : en 2005, Jérôme Kerviel avait pris une position spéculative non autorisée de 15 millions d'euros mais ne fut pas sanctionné. Par ailleurs, son supérieur hiérarchique direct a expliqué lors de l’enquête qu'il avait « manqué de moyens et de formation pour pouvoir contrôler efficacement ses traders ».

Obligation de prévention de l'employeur

L'employeur doit prendre toutes les dispositions nécessaires en vue de prévenir les agissements constitutifs de harcèlement moral. De même, le règlement intérieur de l'entreprise doit rappeler les dispositions relatives à l'interdiction de ces pratiques.  Dans une telle procédure, la Société Générale pourrait se voir reproché sa négligence pour avoir laissé perdurer une situation non conforme au Code du travail.

Rappelons que le harcèlement moral est devenu en France un délit spécifique depuis 2002 puni d'un an d'emprisonnement et de 15 000 € d'amende.

Toute rupture du contrat de travail qui en résulterait, toute disposition ou tout acte contraire est nul de plein droit. Cela signifie que si Jérôme Kerviel avait obtenu gain de cause aux prud’hommes, la faute grave qui a motivé son licenciement en janvier 2008 ne pourrait pas être retenue et que sa réintégration à son poste serait requise.

A noter que les avocats du trader avaient envisagé de saisir les prud’hommes au tout début de l’affaire en février 2008. Ils s’appuyaient alors seulement sur un vice de procédure concernant le licenciement pour faute grave (non respect de l’entretien préalable). A ma connaissance aucune plainte n’a été déposée en ce sens ni dans celui de l’hypothèse développée dans cet article.

Mais comme vous l’avez compris, il s’agit seulement d’une lecture partielle et donc partiale d’une affaire complexe et éminemment sensible.


[1] Filiale de la Société Générale

[2] L'engrenage , Mémoires d’un trader , Jérôme Kerviel, Flammarion

[3] La COB a infligé une amende 4 millions d’euros à la SocGen en 2008